dna a écrit :Itinéraire d’un buteur pas pressé
Son doublé à Nice permet au Racing d’aborder l’ultime journée du championnat, dimanche (21h) contre Lorient, en position favorable pour assurer son maintien. Ludovic Ajorque, 16 buts au compteur, incarne le coin de ciel bleu dans la grisaille alsacienne. Retour sur l’itinéraire du grand Réunionnais.
Si haut qu’il en est devenu inaccessible, façon Thomas Pesquet en orbite, il y a le phénomène parisien Mbappé (26 buts). Suit à distance respectable le duo Depay et Ben Yedder, garçons qui illuminent respectivement les attaques de Lyon et Monaco (20 buts).
Derrière ces trois internationaux qui appartiennent au club très select des stars du championnat, pointe depuis dimanche le discret “Ludo”. Avec ses deux buts à Nice, un du gauche, un de la tête, qui portent son total à 16 – autant que Volland à l’ASM –, Ajorque a pris une nouvelle dimension.
Laurey : « “Ludo” est primordial pour nous »
À Strasbourg, déjà, le garçon âgé de 27 ans s’inscrit dans la lignée des attaquants de l’ère contemporaine qui ont autant marqué de buts que les esprits des supporters. En trois saisons en Ligue 1, il a dépassé Niang, Pagis ou Nouma sous le maillot bleu. Deux unités devant lui, il y a encore Zitelli (*), la référence ultime pour les puristes alsaciens.
« Pour un club comme le nôtre, avoir un joueur qui en est à 16 buts à une journée de la fin, c’est très positif, savourait son entraîneur Thierry Laurey après le succès contre les Aiglons. Dans le travail devant le but et l’élaboration de notre jeu, “Ludo” est primordial. »
Devenu le point d’ancrage de l’équipe, à la fois rapide, mobile et adroit, Ajorque est une bénédiction pour le Racing. « L’autre jour, j’étais devant l’ordi à regarder tous les rapports que l’on a faits sur “Ludo” depuis qu’il est dans notre base de données, voilà six ou sept ans, raconte Loïc Désiré, recruteur en chef du club. Si on devait dessiner une courbe, elle serait en progression constante à tous les niveaux, dans le volume de course, l’efficacité, la maturité. C’est impressionnant… »
À la base, Ajorque est ce que les spécialistes appellent un « profil ». Entendez par là un joueur qui sort de l’ordinaire : sa taille (1,97m) et sa patte gauche – mais la droite ne lui sert pas qu’à monter dans le bus, en attestent ces trois buts inscrits du pied faible – en font une cible pour les “chasseurs de têtes”.
Longtemps, pourtant, le Réunionnais n’est pas apparu sur les radars du football professionnel. Loin de la métropole et des centres de formation, il a pris le temps de grandir.
À Saint-Joseph, tout au sud de l’île, rien ne presse vraiment. On vit au rythme de la nature, généreuse et sauvage, et de l’océan indien, sans trop se soucier du touriste qui ne s’y arrête qu’en coup de vent.
Là-bas, la célébrité locale a longtemps été Scholastique Mallet, une “Bienheureuse” qui a laissé un mausolée dans le cimetière local. Puis les sportifs ont pris le relais. Patrick Cazal, handballeur de la génération des Barjots, a permis de placer “Saint-Jo” et la plage de Manapany sur une carte.
Plus localement, il y a aussi eu “Jean-No” Ajorque. Jean-Noël, père et figure tutélaire de Ludovic, est une légende du foot réunionnais. Longiligne libero, il a tenté sa chance en métropole, au RC Lens du début des années 1990, a failli passer pro avant de rentrer à la maison quand sa femme lui a annoncé qu’elle était enceinte d’un garçon.
Ses espoirs se reportent dès lors sur “Ti Ludo”, qui use ses shorts chez les Tangos de l’AS Excelsior, club de la ville où le paternel excelle. Le premier coup d’éclat du fiston se situe en 2006, quand il remporte la “Coupe du monde” des 10-12 ans, la Danone Cup, au stade Gerland de Lyon. L’immense Zidane remet le trophée à la sélection de la Réunion. Sur la photo souvenir, on voit un frêle Ajorque aux yeux qui pétillent.
Un joueur « en décalage à la maturation progressive »
Six longues années s’écoulent encore à Saint-Joseph, où l’ado joue désormais avec son père en senior, avant l’appel de la métropole. Nantes et Lens n’ont pas tenu leurs promesses. C’est le SCO d’Angers qui enlève le “morceau”.
À l’hiver 2012, l’enfant déraciné est un apprenti footballeur parmi tant d’autres qui rêve de se faire une place chez les pros. Le chemin est long pour le grand escogriffe envoyé en équipe réserve.
« C’était un garçon discret, charmant, encore timide et tendre, se souvient Jérémy Blayac, futur buteur d’un Racing en reconstruction qui peine alors lui-même à s’imposer dans l’effectif de Ligue 2 dirigé par Stéphane Moulin. Il avait de grosses qualités, mais il n’était pas prêt. »
Après un bout de match sous le maillot angevin, Ajorque file s’aguerrir plus à l’Ouest, au Poiré-sur-Vie, où le SCO le prête une division plus bas. Là encore, l’adaptation est difficile.
« Il avait besoin de se développer mais il a été freiné par une blessure, se souvient Oswald Tanchot, entraîneur des Vendéens aujourd’hui à Amiens. Olivier Pickeu (ex-manager général d’Angers devenu président de Caen) m’avait prévenu que “Ludo” était en décalage et qu’il serait certainement bon à 25 ou 26 ans. Il sentait les espaces mais était en difficulté dans la répétition des efforts. »
La « maturation progressive » va encore se poursuivre 60 kilomètres plus bas, à Luçon, toujours en National. Frédéric Reculeau récupère alors un garçon de 22 ans « en échec, aux épaules tombantes et à la tête basse, un attaquant nonchalant sans tonus ni peps ».
Le coach s’évertue à lui redonner confiance. « Grâce à son état d’esprit et à sa force de travail, il s’est vite remis d’aplomb, dit-il. C’était assez simple parce que c’est un garçon droit, sain, rigoureux, généreux, joyeux, qui a des valeurs. »
Neuf buts plus loin, dont un à la Meinau (1-1, en avril 2016), Ajorque s’engage en Ligue 2 avec Clermont. Sous les ordres de Corinne Diacre, sa carrière décolle enfin.
« Le club l’avait mis à l’essai et lors de la première séance d’entraînement, il nous a mis dix buts dont quatre de l’extérieur du pied, il nous avait scotchés », se marre Cyriaque Rivieyran, le Strasbourgeois qui évoluait à l’époque comme défenseur latéral en Auvergne.
« Un profil à l’anglaise » qui va attirer du beau monde
« C’est un profil comme il en existe peu, précise celui qui a noué des liens d’amitié avec Ajorque. Il pèse sur la défense, sait garder le ballon et faire jouer les autres, un profil à l’anglaise. En plus, c’est un faux lent. Une fois qu’il est lancé, tu ne le revois plus ! Surtout, c’est un mec en or, d’une grande humilité, qui n’oublie pas d’où il vient. »
En février 2017, Ajorque distille deux passes décisives pour un succès clermontois à la Meinau (0-2). Marc Keller se renseigne auprès de Rivieyran sur la mentalité du bonhomme : « Sur le chemin du retour, j’ai dit à “Ludo” qu’il allait bientôt signer dans le plus grand club d’Europe, le Racing ! Il ne m’avait pas cru… »
À l’été 2018, pour la modique somme de deux millions d’euros, le club strasbourgeois s’offre la perle rare. Blayac, alors sur le départ, lui cède les clés de son logement. « Je lui ai dit d’en prendre bien soin, parce que c’est une maison qui marque des buts ! »
L’Aveyronnais ne croyait pas si bien dire. Trois saisons et 33 réalisations plus loin, le discret Ajorque – lié au Racing jusqu’en 2024 – est devenu l’attraction du club. Quelques belles écuries européennes viendront frapper à sa porte cet été. Il sera alors temps pour “Ti Ludo de Saint-Jo” de franchir un nouveau palier. Mais avant cela, il reste encore un maintien à valider. Supporters, dirigeants, staff et coéquipiers comptent sur le buteur qui a su prendre son temps.
(*) Zitelli a inscrit 35 buts en Ligue 1 avec le Racing, dont 19 lors d’une même saison, contre 33 en tout dont 16 cette année pour Ajorque